LES COURSES ROSES, charité bien ordonnée…

Saint-Martin le Miséricordieux partagea sa cape un soir d’hiver pour sauver un déshérité d’une mort certaine, ainsi dit la légende…

Qu’a donc fait Saint-Martin le Miséricordieux ?

A-t il fait appel à un communicant pour éditer des plaquettes à distribuer pour la cause du déshérité ? Non. A-t il créé un ruban gris (couleur du déshéritage) à distribuer dans les campagnes aux hommes et femmes de bonne volonté ? Que nenni. A-t il confectionné une cape au slogan « courez contre la déshéritation ! » Non plus.

Une petite association « Le déshéritement, parlons-en » ? Vous pouvez toujours cour… chercher. Même pas un petit porte-clé en forme de cape, une broche en forme d’âne (il était sur un âne Saint-Martin), même pas, nada, rien du tout. Il n’avait pas le sens du marketing notre humble saint homme.

On ne donne plus directement d’ailleurs, quelle ringardise. Non, d’abord on achète des goodies roses, après on court en rose, ensuite on s’embrasse et on se dit qu’on a bien couru, on rentre chez soi, on se douche et on s’endort avec la conscience d’avoir FAIT quelque chose contre ce salaud de cancer. L’action dans le vide, c’est néanmoins un geste. Le cancer est toujours là, mais ah, que l’illusion de l’action est douce !

Qui se partage les opérations de la course en rose ?

Nous trouvons deux cas de figure : des associations à but non lucratif composées de bonnes volontés mais véhiculant une information incomplète et biaisée aux femmes qu’elles incitent à la course, et des entreprises opportunistes récupérant la campagne d’octobre rose à des fins mercantiles. Nous en étudierons une : La Parisienne.

1-Les associations à but non lucratif

a.Les comités de femmes

Organisés en fédération, les comités féminins existent dans vingt départements français, sont « patronés » par la Ministre de la Santé et parrainés par l’INCA (Institut National du Cancer). La cotisation en général coûte entre 10 et 20 euros selon les comités, et l’inscription aux courses ou marches entre 8 et 10 euros par participante. La Fédération possède un site national et chaque comité également, mais l’information qui y est dispensée mérite éclaircissements.

La prévention du cancer du sein n’existe pas.

La prévention du cancer du sein n’existe pas, car le coupable « idéal » n’a pas été isolé, à l’inverse du cancer du poumon par exemple où le tabagisme en est la source évidente et identifiée.

Il y a donc un abus de langage lorsque le site national de la Fédération des Comités proclame « La Fédération Nationale des Comités Féminins, pour la prévention et le dépistage du cancer du sein », tout en vous appelant aux dons.

Pour le cancer du sein, on a pu mettre à jour tout au plus des facteurs favorisants ; on sait que le manque d’activité physique, la consommation alcoolique, les traitements hormonaux de la ménopause sur une longue période, l’âge tardif de la première grossesse, le tabac etc.. favorisent statistiquement la survenue de ce cancer. Mais ce n’est pas parce que vous courrez tous les jours deux heures, ne consommerez même pas la coupe de champagne au Nouvel An et éviterez toute atmosphère enfumée que vous obtiendrez la garantie de ne jamais voir la maladie.

Dépister n’est pas prévenir, même si sur le site on vous l’enrobe dans le vocable de « prévention secondaire », cela ne veut rien dire ; lorsqu’on détecte le cancer il est bien là, et l’on ne peut rien détecter avant.

Le dépistage ne réduit pas de façon significative le taux de mortalité.

Les dernières études par essais contrôlés randomisés, c’est à dire dont la fiabilité et l’objectivité sont reconnues comme les meilleures (voir la définition et explication dans la page FAQ du menu) , ces études-là nous incitent à revoir le gain de mortalité par cancer du sein à la baisse. La croyance répandue et encore visible sur certains sites, par exemple sur celui du Comité Gironde ainsi que celui de la Fédération des Comités, est que le dépistage réduirait de 30% la mortalité par cancer du sein. Ceci est repris aussi sur le ‘guide pratique’ (pdf) des comités.

Mais force est de constater que cette réduction est plus faible qu’escomptée, qu’on ne la met pas en évidence dans les études en situation réelle et surtout que cette valeur n’est pas absolue, mais est à mettre en balance avec le problème du surdiagnostic (tout cela vous sera expliqué avec des schémas pédagogiques dans l’article « balance bénéfices/risques » ainsi que dans la rubrique FAQ).

Comme nous l’avons vu plus haut on peut agir sur les facteurs de risque. Sur le site de la Fédération vous trouvez pourtant  une explication selon laquelle le dépistage est le « seul moyen reconnu depuis de nombreuses années pour diminuer la mortalité de ce cancer ». Le dépistage n’est certainement pas le seul moyen pour diminuer la létalité de ce cancer, puisqu’on peut agir en amont sur les facteurs de risque, sur les traitements hormonaux substitutifs par exemple en les limitant, et qu’il existe en aval un arsenal thérapeutique plus efficace pour contrer la maladie et son extension.

Tout dépistage entraîne un surdiagnostic. Même si le chiffre varie, on admet environ 20% de surdiagnostic (voir ‘fiche pratique pour y voir clair’ et les articles de la catégorie ‘surdiagnostic’). Etendre le dépistage à une tranche d’âge en dessous de 50 ans et au-dessus de 74 ans, de toute évidence augmentera le problème du surdiagnostic avec l’augmentation du nombre de femmes dépistées. Surtout pour les femmes avant 50 ans la lisibilité de la mammographie est d’autant plus compromise que le sein est dense, et il faut irradier plus pour pouvoir « lire ». On augmente donc à la fois un potentiel surdiagnostic ainsi que l’irradiation.

Pourtant sur la page d’accueil du Comité Gironde on incite les femmes à faire un dépistage par mammographie tous les 2ans dès 40 ans ; même le guide pratique du comité n’hésite pas à prôner un dépistage étendu au-delà de 75 ans ainsi qu’avant 50 ans, arguant que la lisibilité de la mammographie s’est améliorée. Les dégâts potentiels d’un diagnostic excessif, avec son cortège d’examens irradiants, invasifs, inutiles chez la femme de cette tranche d’âge des 40-50 ans sont ignorés, et la mise en balance des bénéfices face aux risques est résumée dans une phrase lapidaire : « le dépistage comme toute action médicale, présente des bénéfices ainsi que quelques inconvénients à connaître. » On aimerait bien justement…

C’est éluder les chiffres du surdiagnostic et les récentes études nordiques qui montrent que sur 2000 femmes dépistées pendant 10 années, 200 femmes seront victimes d’une fausse alerte et dix considérées comme cancéreuses et traitées inutilement…

« Dépistage accessible à toutes » et « entièrement gratuit » clame encore la page web de la Fédération. Et alors ? Est-ce réellement un but en soi d’être égalitaire dans le non-sens ? Dans l’absurdité ? A quoi bon un dépistage égalitaire où toutes les femmes seraient égalitairement exposées aux méfaits du dispositif ? A ses effets adverses, comme surdiagnostic et surtraitement ? Alors merci, merci aux copines qui ont couru, se sont bien fait dépister et ont égalitairement souffert dans leur chair inutilement pour une lésion qui n’aurait jamais mis leur vie en danger, ou qui ne nécessitait pas les traitements lourds infligés. Ou qui ont bénéficié de toute une batterie d’examens et de gestes invasifs pour une lésion avérée bénigne. Merci à toutes ces femmes qu’on a tellement incitées à courir pour la promotion de l’esprit égalitaire qu’elles en ont perdu leur qualité de vie…L’essentiel n’est pas le résultat de toute façon, c’est le show, « l’action », même si le show est absurde et l’action dans le vide.

b-les associations « free-lance »

Alors là nous avons dans notre région Lorraine par exemple l’association « les Dames de Cœur », créée en 2013 dans le but d’organiser à Thionville une marche-course réservée aux femmes, la « Thionvilloise ». Inscription : 12 euros, et vous obtenez un T-shirt dont je vous laisse deviner la couleur.

L’intégralité des bénéfices est reversée aux structures de lutte contre le cancer.

Ainsi nous explique Mme Nadine Wolf, responsable de l’association les Dames de Coeur, dans un courrier du 14/01/2015, qu’en 2013 trente-six mille euros ont été redistribués :

-25000 au CHR de Thionville (achat de trousses de produits de soins, table de modelage, bac à shampoing, et salle pour les familles…)

-7000 euros à la Ligue conte le Cancer

-4000 euros à l’Institut de Cancérologie de Lorraine (Nancy), mais là on ne nous dit pas si c’est pour acquérir des sèche-cheveux ou peut-être des tours de potiers.

Quoi qu’il en soit, on s’arme d’une calculette et tout tombe parfaitement pile poil.

Il n’y a rien à dire, tout tombe juste.

Les T-shirts en 2013 ont été commandés auprès d’une entreprise thionvilloise JP-Publicité, et en 2014 auprès d’une entreprise messine Forum Pub.

Les collectes permettent d’indemniser une coach de vie pour animer la marche afghane, et des moniteurs encadrent la marche nordique. Ensuite il y a une couverture de presse le lendemain qui permet aux commerçants-sponsors une bonne visibilité, et tout le monde est gagnant-gagnant dans une conscience collective sirupeuse de BA accomplie. Les vendeurs de tables de modelage et de bacs à shampoing aussi sont contents. La coach de vie, oui aussi. Et le cancer avance toujours.

Dans le genre on trouve aussi l’association Odyssea, qui organise des courses dans plusieurs villes au profit de l’Institut Gustave Roussy, la Ligue Nationale et autres structures….

Ou bien encore pour soutenir des associations hautement utiles comme « mieux vivre » qui crée des liens pour parler positivement du cancer, ou encore « L’association 4 S “Sport, Santé, Solidarité, Savoie », laquelle propose des activités aux patientes (aquagym, tai chi, marche active et gymnastique douce). Bref, voilà une association qui fait courir pour collecter pour soutenir d’autres associations qui vous font marcher…

Il m’est arrivé de demander à des cancéreuses ce qu’elles pensaient de ces courses roses, obligatoirement dans la joie et la bonne humeur, toutes les photos publiées ensuite ne montrant que des femmes heureuses, solidaires, épanouies, heureuses d’être solidairement épanouies. L’une de ces malades me confie : « si on pouvait nous oublier un peu et nous laisser tranquilles avec notre cancer au lieu de nous le rappeler tout le mois durant. On réchappe plus facilement au cancer qu’à Octobre Rose ». Une autre de soupirer : « tout ça, c’est pour les bien-portantes. Moi, je ne peux que les regarder courir, l’estomac entre les dents. Tant mieux si elles s’amusent, elles. »

2-Une entreprise : La Parisienne

Nous nous entretenons au téléphone (après échange de mails) avec Mme Jennifer Molina, assistante de Mme Jennifer Aknin, qui dirige cette SARL, car en effet, il ne s’agit pas d’une association mais d’une société à responsabilité limitée. A mes premières questions sur le fonctionnement de la société, Mme Aknin me répond (mail du 05/12/2014) : « je me permets juste de vous informer que La Parisienne est une SAS et n’est pas un événement caritatif ». D’accord.

Toutefois lors de l’inscription (j’ai commencé l’inscription) l’article 18 du règlement de la course s’appelle bien ‘actions caritatives’. Nous les détaillerons plus bas. De plus sur la page dédiée au ‘challenge entreprise’ un encart rose bien visible fait état du don pour la Fondation à la Recherche Médicale contre le cancer du sein. Il s’agit bien de références à une action caritative.

L’inscription à la course coûte 40 euros pour les premiers 5000 dossards et ensuite elle se monte à 50 euros par personne, plus 75 euros HT de frais de dossiers pour les entreprises si on opte pour le ‘challenge entreprise ‘(90 euros TTC).

Ce tarif d’inscription comprend : le dossard, le T-shirt ‘La Parisienne Reebock’ (un des sponsors), le diplôme, la médaille, le dvd souvenir, la carte ‘La Parisienne-Reebock’ donnant accès à la vente de produits des partenaires, le magazine ‘La Parisienne-Attitude’ et l’accès prioritaire au ‘Village La Parisienne’ où sont prodigués massages et cours. Dans ce « package » on vous offre aussi La Rose pour se vautrer encore un peu plus dans le stéréotype.

Vous pouvez courir dans le cadre du « challenge mère-fille », le « challenge copines » ou le « challenge entreprise », bref on ratisse large, puisqu’une femme a bien quelque part une mère, une fille, des copines, et travaille avec des gens. Ma mère de 88 ans n’ayant pas accepté mon invitation au ‘challenge mère-fille’, allez savoir pourquoi, j’ai dû arrêter là mon inscription….

Examinons les actions caritatives de plus près :

-l’opération « 1euro,1ruban », la totalité des fonds sont reversés à la Fondation pour la Recherche !

-1euro de participation symbolique sera demandé sur les entraînements (dispensés par La Parisienne) et la totalité des sommes sera reversée à l’association CAMISport et Cancer.

Lors de notre conversation téléphonique Mme Molina m’explique que 119 000 euros ont pu être ainsi versés à la Fondation pour la Recherche en 2014, contre 28 000 euros en 2012.

Reprenons la calculette : en 2014 il y a eu 39000 inscriptions (39354 exactement).

A raison d’une inscription à 40 euros pour les 5000 premiers dossards et de 50 euros pour les inscriptions suivantes, cela nous donne la somme de 200 000 euros plus 1 700 000 euros, donc 1 900 000 euros de recette au minimum (il faudrait rajouter à cela les 75 à 90 euros de frais de dossiers par entreprise). Si on enlève les 39000 euros de l’opération « un euro, un ruban » au 119 000 euros octroyés à la recherche, cela fait 80 000 euros effectivement donnés par La Parisienne à la Fondation sur les inscriptions récoltées.

80 000 euros sur 1 900 000 euros de recette (minimum), cela veut dire que l’entreprise La Parisienne consacre au mieux 4,2% des gains sur les inscriptions à l’action caritative.

La Parisienne a été plusieurs fois par le passé critiquée sur le fait que l’action caritative du mois d’octobre était plus un prétexte marketing. Bien sûr que cette entreprise a également ses frais de fonctionnements, de gestion, d’équipements et pourrait aussi bien ne rien donner comme se plaît à répondre Mme Aknin lors d’une interview sur le site Runners.fr en 2013. Toutefois Mme Aknin oublie de mentionner deux choses : le recrutement de 1500 bénévoles pour le bon déroulement de l’événement, et les sponsors.

Car les partenaires ne sont pas oubliés sur le site : Vital, Chérie FM, Reebock, Evian, arbre Vert et bien d’autres….

Lors de cette interview publiée sur Runners.fr Mme Aknin invoque le caractère émouvant et convivial de la manifestation, on peut y ajouter le caractère rentable aussi. D’année en année le nombre des participantes augmente.

Alors, au-delà de l’inscription, de l’incitation des participantes à des gestes de générosité, de l’appel aux dons, au-delà du fait que c’est la coureuse qui assure tout le travail de levée de fonds lors de toutes ces courses caritatives, le bonheur du rassemblement communautaire, ça n’a pas de prix !

Mais un bénéfice pour certains oui, ça en a bien un….

 

 

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